La Théorie moderne de la monnaie et la dette européenne du covid

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Un débat ubuesque sur le remboursement de la dette covid bat son plein en France. Compte tenu de l’intervention massive de la BCE dans l’achat de cette dette, la Théorie moderne de la monnaie nous montre que la seule question qui se pose est celle d’un éventuel retour de l’inflation qui pourrait être contré par la fiscalité à la condition que nous établissions préalablement le plein emploi.

La sortie en français du livre de Stephanie Kelton Le mythe du déficit, La théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple[1]Stephanie Kelton, Le mythe du déficit, La théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2021., vient à point nommé, au moment où le débat sur le remboursement de la dette covid bat son plein.

La théorie moderne de la monnaie (TMM)

Comme l’indique le titre de ce livre, l’auteure réfute que le déficit public soit un problème en soi pour des pays qui auraient la maîtrise de leur propre monnaie comme les Etats-Unis, le Canada, le Royaume-Uni ou le Japon par exemple. Son explication est limpide : comme ces États contrôlent leur propre banque centrale, ils peuvent donc émettre la monnaie dont ils ont besoin pour payer leurs propres dépenses publiques, la limite à cet exercice étant l’inflation qui impose à l’État de réaliser des prélèvements fiscaux pour retirer des espèces monétaires de la circulation afin de diminuer la pression sur les prix.

La question n’est plus de rembourser la dette publique mais de la gérer en fonction du niveau d’inflation qui a été décidé. Cette approche est totalement novatrice dans la mesure où le niveau des prix était antérieurement l’affaire de la banque centrale et que, dans le cadre de taux d’intérêt nuls ou proches de zéro, il concerne de plus en plus l’État et son budget public.

Pour être honnête, les fondements de cette TMM ne m’ont pas totalement convaincu. Cette théorie fait l’impasse sur le fait qu’une part très importante de la création monétaire provient des banques commerciales, ce qui laisse à penser que seuls, l’État fédéral et la Federal reserve (Fed) émettent de la monnaie. Ceci réduit considérablement la validité du modèle et l’articulation passée des politiques monétaire et budgétaire. On peut, du coup, être sceptique de l’explication donnée par Warren Mosler, « investisseur à succès de Wall Street, pas économiste » (p. 34) cité par l’auteure sur la justification de l’impôt qui veut que « l’impôt existe afin de créer une demande pour la monnaie de l’État » (p. 36) alors que les individus reçoivent leurs salaires en monnaie de banques commerciales, non pour payer des impôts, mais pour accéder à des biens et services.

Actualité de la TMM sur la zone euro

Par contre, ses conclusions me paraissent pertinentes pour la zone euro suite à la crise du covid et l’intervention massive de la Banque centrale européenne (BCE). Ceci peut paraître paradoxal dans la mesure où l’auteure exclut spécifiquement du champs de la TMM, les pays de la zone euro qui ont abandonné leur souveraineté monétaire à la BCE, ce qui signifie que « puisqu’ils ne peuvent pas émettre cette devise, les États membres sont contraints de couvrir leur déficit budgétaire en vendant des bons » (p. 152). Il est clair que cet ouvrage a été rédigé avant la crise du covid et que l’auteure se réfère de facto au Traité européen de Maastricht qui interdit à la BCE de financer les États membres et leurs administrations. Dans la réalité, la BCE s’est donnée le droit, depuis la crise de la dette grecque, de racheter sur le marché secondaire les obligations des États membres, pratique qui s’est généralisée ensuite dans le cadre des programmes d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) avant d’être massivement utilisée lors de la crise du Covid.

Dans ce cadre, la BCE rachète les obligations sur le marché secondaire, ce qui pousse les taux d’intérêt à la baisse. Pour le dire autrement, la BCE est un acheteur majeur sur le marché obligataire (il a absorbé environ 60 % des emprunts des États européens en 2020) qui crée une demande telle que les taux d’intérêt sont aujourd’hui négatifs, ce qui signifie que l’État remboursera moins que ce qu’il a payé et donc, que cet endettement rapporte plus à l’État que cela ne lui coûte.

Si le débat sur le remboursement de la dette covid est totalement ubuesque[2]Cf. Remboursement de la dette covid : quelle est la bonne question ?, il n’en reste pas moins vrai que des espèces monétaires nouvelles ont été émises, que ceci n’a pas été inflationniste parce qu’en contrepartie, un montant significatif d’épargne privée a été réalisé et qu’il existe de nombreuses capacités de production disponibles. Si le risque d’inflation est aujourd’hui limité, on doit cependant envisager cette hypothèse pour demain.

Et si l’inflation revenait ?

La BCE a aujourd’hui un mandat précis, celui d’une inflation contrôlée, inférieure mais proche de 2 %. Que va donc faire la BCE si l’inflation apparaît sur un ou des pays de la zone euro ? Dans le passé, avant les achats massifs de dettes publiques, elle aurait tout naturellement relevé son taux directeur, ce qui aurait poussé l’ensemble des taux à long terme à la hausse. Maintenant qu’elle détient une grande partie de la dette publique, sa première réaction sera de ne pas renouveler à échéance des obligations du ou des pays touchés par l’inflation. Dans ce cas, le ou les pays concernés se retrouveraient donc face à un choix essentiel : accepter cette nouvelle situation sans réagir ou relever les impôts comme le préconise la TMM de façon à retirer des espèces monétaires de la circulation et refroidir les pressions inflationnistes.

La première option est typiquement celle qu’il ne faudra pas prendre. Elle signifie que les taux d’intérêt à long terme vont monter : l’État devra désormais emprunter plus cher, ce qui signifie qu’une partie du budget public passera dans le paiement des intérêts et induira des pressions austéritaires sur les budgets publics. De plus, une telle hausse des taux d’intérêt dissuadera l’ensemble du secteur privé d’investir.

La seconde est de facto celle que préconise la TMM qui consiste à relever les impôts. Mais est-ce que cela ne va pas, comme une hausse des taux d’intérêt, provoquer un effet dissuasif sur les investissements et donc l’emploi ? C’est ici que Stephanie Kelton articule cette hausse de la fiscalité avec une « garantie fédérale de l’emploi » (p. 82) : l’État s’engage à embaucher à tout moment toute personne qui le souhaite au salaire minimum. Pour que cette politique fonctionne, il est donc fondamental que le plein emploi soit effectif à tout moment. Sa proposition d’État employeur en dernier ressort en est une. Le Salaire minimum socialisé (SMS) en est une autre, sans doute plus directe et laissant plus de place aux initiatives individuelles et collectives, qui permettra de résoudre à tout jamais la question du chômage.

Après des années plombées par le Traité de Maastricht qui nous a imposé des taux d’intérêt forts et son corollaire, l’austérité, nous vivons actuellement en zone euro une période intéressante dans laquelle les taux d’intérêt sont nuls ou proches de zéro, ce qui fait que l’équilibre budgétaire n’est plus la priorité. La seule limite est donc le retour de l’inflation et celle-ci pourra, le cas échéant, être jugulée par la fiscalité à la seule et unique condition que nous ayons établi un mécanisme assurant à tout moment le plein emploi. Les pays de la zone euro vont-ils rater ce moment exceptionnel ?

References

References
1 Stephanie Kelton, Le mythe du déficit, La théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2021.
2 Cf. Remboursement de la dette covid : quelle est la bonne question ?