Acceptabilité sociale de la décroissance

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Le réchauffement climatique en cours et les récentes ruptures d’approvisionnements énergétiques remettent à l’ordre du jour l’idée d’une décroissance politiquement choisie de l’économie, à ne pas confondre avec une récession subie. Il s’agit ici d’évoluer vers des sociétés de post-croissance, des sociétés où la croissance de la production n’est plus un objectif à atteindre. Tous ses promoteurs expliquent que celle-ci concerne prioritairement les pays à haut revenus et, à l’intérieur de ceux-ci, celles et ceux dont les revenus sont les plus élevés. La décroissance est donc fortement liée à une plus grande égalité dans nos sociétés. Comment mettre en œuvre concrètement une telle perspective du point de vue de la distribution des revenus et du travail ?

La décroissance. Un terme qui revient à la mode en cette période de doutes quant à notre approvisionnement énergétique avec, en ligne de mire, une possible récession à l’échelle mondiale. Récemment, deux livres sont sortis sur le sujet et les auteurs insistent bien sur le fait que la décroissance n’est pas la récession, qu’elle doit être désirable et désirée car elle réinscrit l’économie dans les limites écologiques[1]Timothée Parrique, Ralentir ou périr, L’économie de la décroissance, Seuil, 2022 et Clément Caudron, Il est urgent de ralentir, Manifeste pour une écologie rationnelle et émancipatrice, … Continue reading. La récession est subie alors que la décroissance résulte d’une démarche politiquement consciente pour s’engager sur une nouvelle voie. Selon ces auteurs, cette bifurcation est tout simplement incontournable : il est urgent que la pression de l’humain sur l’environnement se réduise. Comme celle-ci est très inégale selon les pays (la pression d’un nord-américain est infiniment plus importante que celle d’un africain), ce sera dans les pays développés que la décroissance devra être plus affirmée, pour aller vers une société de post-croissance où la croissance de la production n’est alors plus un objectif à atteindre.

Choix politiques et décroissance

Le PIB, qui exprime la valeur de la production réalisée dans un pays par ses habitants, se trouve au centre de cette problématique de la décroissance. Son élaboration est fondamentalement marchande et mesure cette valeur par la vente des biens et services diminuée de ce qui a été consommé dans cette production. De ce point de vue, peu importe que les biens et services soient socialement ou écologiquement utiles à la société, ou pire, qu’ils détruisent l’environnement, ils sont toujours comptabilisés en positif. Ironie de cette situation, les activités réparatrices de l’environnement participeront aussi à l’augmentation du PIB. Ceci explique, en partie, que le bonheur d’une population n’est nullement corrélée avec la hausse du PIB, ce qui a été démontré par de nombreuses études universitaires qui montrent que, passé un certain seuil de PIB par habitant, le bonheur tend à stagner, voire à décroître[2]Jean Gadrey & Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, Coll. Repères, La Découverte, 2016.

Il ne s’agit pas ici de s’enfermer dans un débat pour ou contre la croissance, d’autant que la réponse n’est nullement binaire et ne se résume pas à cette alternative. Ceci dépendra des choix politiques qui seront faits dans les prochaines années et, tout comme il existe différents scénarios de croissance, il y a forcément différents scénarios de décroissance, d’où l’importance d’aboutir à un résultat désirable et juste. On peut néanmoins dire que la décroissance résultera de décisions politiques d’interdictions ou de dissuasions (renchérissement par la fiscalité indirecte) de certaines productions. Deux exemples pour illustrer ceci : l’interdiction des perturbateurs endocriniens ou le renchérissement des taxes sur les produits pétroliers. Ceci n’interdit pas de compléter ces décisions par des subventions incitatives mais, dans le contexte global d’une décroissance politiquement choisie, celles-ci auront un effet forcément moindre que les mesures d’interdictions ou de dissuasions. Il est aussi possible que ces mesures aient un impact sur la productivité auquel cas il faudra plus de travail qu’auparavant pour réaliser la même valeur ajoutée. Dans un tel cas, cette baisse de la productivité poussera les revenus à la baisse. Les interdictions, quant à elles, auront un effet inverse de productions évitées, ce qui détruira de nombreux emplois et tendra, au contraire à diminuer le volume global de travail d’une économie. Comment répondre à ces suppressions d’emplois ?

Agir sur l’offre de travail par le revenu universel ou la RTT

Le revenu universel, proposition souvent promue par une partie significative des décroissants, ne peut nullement être présenté comme la réponse à l’égard des pertes d’emplois. Forcément inférieur au salaire minimum, il ne peut constituer un solde de tout compte pour les salariés qui perdront leur emploi sans aucune chance d’en retrouver un. C’est donc bien en terme de créations d’emplois qu’il va nous falloir répondre et l’objectif du plein emploi reste toujours pertinent dans le cadre de la décroissance.

On peut comprendre l’engouement de certains décroissants pour le revenu universel dans la mesure où une personne qui se contente du revenu universel pour vivre ne participera pas à la production de valeur ajoutée, ce qui est d’office un facteur favorisant la décroissance. Mais on peut s’attendre à ce que de nombreuses personnes participant à la production voient d’un très mauvais œil l’idée d’être prélevées pour financer des revenus à des personnes qui n’y concourent pas. Le risque est grand qu’une grande partie de la population refuse alors de participer à la production au point où les tâches essentielles au fonctionnement de la société ne seraient plus satisfaites. Cette deuxième fonction du revenu universel – diminuer l’offre de travail – sera donc sans doute mieux assurée par une politique de réduction généralisée du temps de travail.

L’objectif traditionnellement assigné à la Réduction du temps de travail (RTT) est le plein emploi : il s’agit de partager le travail en réduisant le temps passé au travail de celles et de ceux qui sont en emploi pour susciter de nouvelles embauches. En théorie, il existe deux versions de la RTT en sachant qu’une loi se situe toujours quelque part entre les deux. La première consiste à diminuer le temps légal de travail sans modification du salaire mensuel, donc avec une augmentation du salaire horaire. La seconde consiste à le faire sans modification du salaire horaire, donc avec diminution du salaire mensuel.

Les lois Aubry sont plutôt proches de la première version, tout en sachant que la mise en place de cette RTT s’est faite avec diverses contreparties de la part des salariés telles que des réductions de cotisations sociales ainsi qu’un gel des salaires les années suivantes, ce qui explique que ces lois ont été diversement appréciées. Ces lois ont permis de passer de 39 heures hebdomadaires à 35 heures. En 1999, il y avait 22,5 millions d’emplois salariés. Si nous considérons que les entreprises embauchent de façon automatique de façon à maintenir la production antérieure, cette réduction aurait logiquement dû entraîner la création d’environ 2,5 millions d’emplois salariés. Comme l’effectivité de la RTT pour créer des emplois est loin de ce calcul arithmétique, le gouvernement de l’époque a promulgué deux lois successives (1998 et 2000) pour une mise en œuvre progressive généralisée à l’ensemble des entreprises à partir de 2002, avec comme objectif la création de 700 000 emplois seulement, très loin des 2,5 millions que l’on pourrait attendre arithmétiquement. Du point de vue de l’effet sur l’emploi, qui était l’objectif affiché de ces réformes, le bilan est mitigé et inférieur aux ambitions du gouvernement. Si certaines études contestent que les réformes aient eu un impact favorable sur l’emploi[3]Matthieu Chemin & Étienne Wasmer, « Using Alsace-Moselle Local Laws to Build a Difference-in-Differences Estimation Strategy of the Employment Effects of the 35-Hour Workweek Regulation in … Continue reading, la plupart de celles-ci considèrent qu’elles auraient eu des effets positifs de l’ordre de 350 000 emplois[4]Alain Gubian, Stéphane Jugnot, Frédéric Lerais & Vladimir Passeron, « Les effets de la RTT sur l’emploi : des estimations ex ante aux évaluations ex post », Économie et … Continue reading, soit la moitié de l’objectif modeste de 700 000 emplois.

Cet exemple nous montre que les effets premiers de cette version de la RTT ne sont pas la création d’emplois mais une augmentation de la part des salaires dans la valeur ajoutée qui a effectivement eu lieu pour être ensuite rognée. Qu’en est-il de la seconde version dans laquelle le salaire horaire est maintenu, ce qui fait baisser le salaire mensuel ?

Cette seconde version théorique n’a jamais été réellement implémentée et ce pour une raison toute simple : l’acceptabilité sociale d’une réduction des salaires est faible. De plus, il est aisé d’anticiper les stratégies de contournement qui pourraient être mises en place. Les salariés étant demandeurs d’heures supplémentaires pour maintenir leur salaire, les patrons les accepteraient volontiers pour éviter d’embaucher de nouvelles personnes et d’avoir à les former. On pourrait tenter de limiter la casse en majorant fortement les heures supplémentaires. Mais dans un tel cas, ceci nous ramène à la première version de la RTT qui revient à une augmentation de la part des salaires dans la valeur ajoutée.

RTT et décroissance de l’économie

Si les lois de RTT ne permettent pas vraiment, ou de façon marginale, de créer des emplois, nous allons maintenant examiner l’intérêt de celles-ci dans un objectif de décroissance de l’économie. On pourrait penser que la seconde version qui vise à maintenir le salaire horaire et donc baisser le salaire mensuel est conforme à la logique de la décroissance. Il n’en reste pas moins vrai que l’acceptabilité sociale d’une telle mesure reste tout aussi faible.

À ceci s’ajoute deux remarques. En supposant que les salaires mensuels puissent baisser, il est à prévoir que cela posera de nombreux problèmes en terme de stabilité du système financier. Il est en effet probable que de nombreuses créances bancaires ne pourront pas être remboursées si les salaires baissent en valeur nominale. Il est donc préférable, dans un contexte de décroissance, que les salaires nominaux restent constants et que ce soit les salaires réels (exprimés en terme de pouvoir d’achat) qui soient dévalorisés par une inflation au moins égale à la baisse de la valeur ajoutée. Ceci aurait ensuite le mérite de dévaloriser les patrimoines monétaires d’autant, ce qui est largement plus juste socialement.

En parlant de justice sociale, la baisse des revenus ne doit pas être identique pour tout le monde. Les plus riches sont en effet les premiers responsables de la destruction de l’environnement du fait de consommations superfétatoires alors que les revenus des plus bas sont quasi exclusivement dépensés dans des besoins essentiels tels que l’alimentation, le logement et l’habillement. La baisse doit donc affecter prioritairement les plus hauts revenus, ce qui est un objectif partagé par tous les décroissants.

Ceci nous ramène à la première version de la RTT, celle qui se fait à salaire mensuel constant et donc hausse du salaire horaire. Notre objectif prioritaire ici n’est pas de créer des emplois – la RTT n’étant d’ailleurs pas efficace dans ce but – mais de réduire effectivement le temps de travail de la société. C’est ici qu’une complémentarité entre la RTT et la Sécurité économique est opportune.

Complémentarité entre RTT et Sécurité économique

L’objectif premier de la Sécurité économique est de garantir le plein emploi à tout moment et ce que l’économie soit en croissance ou pas, objectif d’autant plus essentiel que la croissance est de moins en moins soutenue[5]Tim Jackson, « The post-growth challenge: secular stagnation, inequality and the limits to growth », Ecological economics, vol. 156, p. 236-246, Février 2019.. L’objectif de plein emploi est souvent associé à la croissance. Ceci provient de l’existence de législations sur le salaire minimum : celles-ci exigent en effet que tout poste de travail supplémentaire génère une valeur ajoutée qui permette de payer au moins le salaire minimum avec l’ensemble de ses cotisations sociales. Dans la réalité, sur ces quarante dernières années, la croissance a été insuffisante pour apporter le plein emploi et, afin que le taux de chômage ne soit pas trop important, d’importantes exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires compensées par l’État ont été consenties et le travail indépendant précaire a été favorisé, ce qui constitue un comble d’hypocrisie.

La Sécurité économique introduit une modification fondamentale : tout emploi – y compris indépendant – est financé par une allocation que l’entreprise reçoit tous les mois et qui représente une fraction du salaire minimum. Ces allocations sont financées par les entreprises elles-mêmes grâce à une contribution correspondant à un pourcentage de la richesse qu’elles créent (voir https://securiteeconomique.org). De ce fait, la Sécurité économique revient à mettre hors marché une partie de la richesse produite par l’économie privée pour la distribuer de façon égalitaire entre celles et ceux qui l’ont réalisée, ce qui peut permettre de réduire la domination de la rationalité économique[6]André Gorz, Métamorphoses du travail, Quête du sens, Critique de la raison économique, Éditions Galilée, 1988 et de recentrer l’économie vers la valeur d’usage plutôt que la valeur marchande.

Dès lors, il suffit que cette allocation soit suffisamment proche du salaire minimum pour que les entreprises proposent plus d’emplois qu’il n’y a de demandes. Les obstacles à l’emploi que nous avons vus du fait de l’insuffisance de croissance disparaissent alors. Les solutions adoptées pour diminuer le chômage – baisse des cotisations sociales sur les bas salaires, développement de l’emploi indépendant précaire – peuvent alors être abandonnées : on peut revenir sur les exonérations de cotisations sociales qui coûtent très cher au budget public et les travailleurs indépendants auront alors la garantie d’avoir un revenu décent supérieur au salaire minimum.

La Sécurité économique peut alors avantageusement accompagner une politique de RTT réalisée dans un objectif de décroissance. Supposons que celle-ci soit menée progressivement, par exemple de 35 à 30 heures, puis 25 pour finir par exemple à 20 heures. Nous avons vu qu’une RTT avec baisse du salaire mensuel est tout simplement intenable. Il s’agit donc bien d’une RTT avec maintien du salaire mensuel et donc du salaire horaire. À chaque baisse du temps légal de travail, la Sécurité économique devra alors proportionnellement augmenter le montant de l’allocation (et donc le pourcentage de contribution) de façon à soulager les entreprises qui ne peuvent suivre la hausse du coût du Smic du fait de cette RTT, ce qui annulera tout effet négatif de cette mesure sur l’emploi.

Par ailleurs, les RTT sont totalement inopérantes à l’égard des indépendants dans la mesure où ils décident eux-mêmes du temps qu’ils souhaitent consacrer à leur travail. L’introduction de la Sécurité économique permet de changer la donne à cet égard. À chaque RTT, la partie mutualisée de l’économie va alors augmenter. Si les indépendants restent toujours maîtres de leur travail, ils seront ainsi désincités à trop travailler : la partie garantie de leur rémunération augmentera alors que le pourcentage de contribution sur la valeur qu’ils réaliseront augmentera.

La décroissance est indissociable de la réduction des inégalités et de l’équité dans l’accès aux ressources dans la mesure où le train de vie des plus riches pose un gros problème à l’égard de l’environnement. En mettant hors marché une partie de la production privée, la Sécurité économique est le dispositif qui permet d’opérer un changement qualitatif vers un travail moins déterminé par la rationalité économique et de construire une plus grande égalité entre les individus sans avoir à recourir a posteriori à des dispositifs de redistribution. Elle permet d’assurer une décroissance de l’économie dans le cadre d’une société solidaire dans laquelle aucun individu ne sera laissé pour compte.

Photo de Brett Jordan sur Unsplash

References

References
1 Timothée Parrique, Ralentir ou périr, L’économie de la décroissance, Seuil, 2022 et Clément Caudron, Il est urgent de ralentir, Manifeste pour une écologie rationnelle et émancipatrice, Editions du Borrego,2022
2 Jean Gadrey & Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, Coll. Repères, La Découverte, 2016
3 Matthieu Chemin & Étienne Wasmer, « Using Alsace-Moselle Local Laws to Build a Difference-in-Differences Estimation Strategy of the Employment Effects of the 35-Hour Workweek Regulation in France », Journal of Labor Economics, vol. 27, no 4,‎ 2009.
4 Alain Gubian, Stéphane Jugnot, Frédéric Lerais & Vladimir Passeron, « Les effets de la RTT sur l’emploi : des estimations ex ante aux évaluations ex post », Économie et statistique, nos 376-377,‎ juin 2005.
Assemblée Nationale, « Publication du rapport – Réduction du temps de travail – Assemblée nationale », sur www2.assemblee-nationale.fr, 2014.
Caroline Coq-Chodorge, « Les inspecteurs de l’Igas réhabilitent les 35 heures », mediadart.fr, 2016.
DARES, Les politiques de l’emploi et du marché du travail, coll. Repères, éditions La Découverte, 2003.
5 Tim Jackson, « The post-growth challenge: secular stagnation, inequality and the limits to growth », Ecological economics, vol. 156, p. 236-246, Février 2019.
6 André Gorz, Métamorphoses du travail, Quête du sens, Critique de la raison économique, Éditions Galilée, 1988