Le Salaire minimum socialisé (SMS) et la Garantie d’emploi

Partager

La proposition de Garantie d’emploi a le mérite de replacer la question du chômage sur le devant du débat politique. Si celle-ci est en mesure de permettre le plein emploi dans un délai très court, elle a le défaut de ne pas intervenir directement sur l’économie marchande et de n’offrir que des emplois subordonnés de seconde catégorie, payés au seul salaire minimum.

Les Éditions La Découverte viennent de publier la traduction en français du plus récent livre de Pavlina Tcherneva The Case for a Job Guarantee (Polity Press, juin 2020) sous le titre La garantie d’emploi, L’arme sociale du Green New Deal[1]Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi, L’arme sociale du Green New Deal, Coll. Economie politique, La Découverte, 2021.. L’auteure défend tout au long de ces pages la proposition de Garantie fédérale d’emploi, déclinaison étasunienne de celle d’État employeur en dernier ressort d’Hyman Minsky[2]Quirin Dammerer, Antoine Godin et Dany Lang, « L’employeur en dernier ressort : une idée post-keynésienne pour assurer le plein-emploi permanent », dans Sous la dir. De Eric … Continue reading, économiste post-keynesien.

Un plaidoyer en faveur du plein emploi

On ne peut que rejoindre son plaidoyer en faveur du plein emploi à tout moment : le chômage est un mal qui n’est plus acceptable dans aucune société, y compris aux États-Unis où des statistiques en trompe-l’œil nous faisaient croire au plein emploi avant la crise du Covid. « L’insécurité économique et le chômage ont produit des problèmes sociaux-économiques et sanitaires graves qui ont contribué à l’augmentation de la mortalité, mais le lien entre le chômage et la mort est même encore plus direct. Une analyse portant sur des métadonnées issues de soixante-trois pays montre qu’un suicide sur cinq est dû au chômage » nous explique Pavlina Tcherneva (p. 43).

Sa solution est simple : l’État fédéral doit s’engager à embaucher toute personne qui le souhaite au salaire minimum[3]Elle préconise un salaire de 15 dollars de l’heure, ce qui devient de facto le salaire minimum qui obligera toute entreprise à embaucher au-delà de ce salaire même si aujourd’hui le salaire … Continue reading et les collectivités locales définiront les besoins à satisfaire pour offrir les emplois correspondants. En s’appuyant sur la Théorie moderne de la monnaie et sa gestion de l’inflation par le niveau de fiscalité, l’auteure s’oppose tout naturellement à la théorie du Nairu[4]Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment., le taux de chômage nécessaire à une non accélération de l’inflation.

Si on ne peut que souscrire à son objectif d’éradication du chômage dans un délai raisonnablement court dans le contexte de la double crise économique et écologique que nous subissons, sa proposition pose néanmoins quelques questions.

Des emplois de seconde zone ?

Pavlina Tcherneva indique que « seul le secteur public peut offrir une garantie d’emploi. Il n’est ni possible, ni souhaitable d’obliger les entreprises à le faire » (p. 89). Il s’agit là d’un postulat qui n’est nullement démontré dans les faits. S’il est certain que la vocation des entreprises n’est pas de réaliser spontanément le plein emploi et d’embaucher la totalité de la population active, il est tout à fait possible d’obliger collectivement les entreprises à le faire et c’est exactement ce que réalise le Salaire minimum socialisé (SMS) : il garantit à toute personne en emploi au moins le salaire minimum par mutualisation de la richesse produite. Chaque indépendant·e touche automatiquement le Smic lequel est complété par 46 % de ce qu’il produit. De même, toute entreprise a intérêt à embaucher au Smic puisque celui-ci est couvert par l’ensemble de l’économie et que 46 % de ce que produira le salarié formera son bénéfice. Dans de telles conditions, les entreprises proposeront tellement d’emplois au Smic, que les salarié.es auront un véritable choix d’emplois et seront alors en mesure d’exiger bien plus que le Smic. En deux mots, le Smic deviendra le pire qui puisse arriver (alors qu’il est le lot de 13 % des salarié·es aujourd’hui) en lieu et place de minima sociaux régulièrement contestés par des administrations tatillonnes.

Comme Pavlina Tcherneva a postulé qu’il n’était pas possible d’obliger les entreprises à embaucher la totalité de la population active, il faut alors qu’un agent économique embauche toutes celles et ceux que les entreprises ont rejeté·es, et c’est l’État qui est appelé à le faire dans la plus pure tradition keynésienne. Et cela se fait alors au salaire minimum afin que ces personnes réalisent des tâches d’intérêt social ou écologique décidées dans les collectivités locales.

Il n’y a bien sûr absolument aucune contre-indication à ce que les collectivités locales définissent des besoins souvent prioritaires et même souvent bien plus utiles que certains emplois du privé, les Bullshit jobs que nous décrivait David Graeber[5]David Graeber, Bullshit Jobs, Les Liens qui Libèrent, 2018. Mais, pourquoi ces emplois, utiles à la société, seraient-ils moins payés que ceux du secteur privé ? Est-ce que la garantie d’emploi ne va pas créer des salarié·es de seconde zone, celles et ceux que les entreprises ont rejeté, souvent des femmes et des racisé·es ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux, au contraire, forcer les entreprises à s’intéresser à toutes et à tous si elles veulent embaucher, ce qui réduira largement préjugés et discriminations ? Il est, non seulement possible, mais souhaitable d’imposer à l’ensemble des entreprises d’embaucher la totalité de la population active.

Réduction de l’emploi à la seule subordination salariale

Une autre faiblesse de la proposition de Garantie d’emploi, liée à ce refus d’intervenir politiquement sur le secteur privé, est la réduction de l’emploi à la seule subordination salariale. Les travailleurs qui seront embauchés dans le cadre de la garantie d’emploi le seront sous ce statut. À l’inverse, le SMS favorise l’entrepreneuriat puisque le Smic est obtenu d’office par toute personne qui démarre, seule ou dans le cadre d’une coopérative, une activité nouvelle.

De nombreux artisans ont les plus grandes difficultés à vivre correctement de leur travail[6]Un récent sondage Odoxa « Les indépendants subissent de plein fouet la crise sanitaire » (http://www.odoxa.fr/sondage/independants-subissent-de-plein-fouet-crise-sanitaire/) indiquait … Continue reading. La Garantie d’emploi ne leur apportera strictement rien si ce n’est une incitation à abandonner leur statut d’indépendant, ce qu’ils ne souhaitent majoritairement pas[7]Selon la même étude Odoxa citée précédemment, « les indépendants sont très attachés à leur statut qu’ils ont choisi délibérément (85%) et vivent leur métier comme un … Continue reading, pour se salarier auprès de l’État. À l’inverse, le SMS leur permettra d’améliorer significativement leur revenu par la garantie d’un revenu au Smic plus 46 % de ce qu’ils vont réaliser.

La proposition de Garantie d’emploi a l’immense avantage de replacer l’objectif de plein emploi sur le devant de la scène. Il est cependant regrettable que cet objectif soit atteint par le recours à l’État en tant qu’entreprise très particulière qui joue ici le rôle d’employeur en dernier ressort. Celui-ci pallie les déficiences d’un secteur marchand qui mérite, au contraire, une intervention politique pour le démarchandiser significativement par la mutualisation de plus de la moitié de son revenu et le développement du travail indépendant et coopératif.

References

References
1 Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi, L’arme sociale du Green New Deal, Coll. Economie politique, La Découverte, 2021.
2 Quirin Dammerer, Antoine Godin et Dany Lang, « L’employeur en dernier ressort : une idée post-keynésienne pour assurer le plein-emploi permanent », dans Sous la dir. De Eric Berr, Virginie Monvoisin et Jean-François Ponsot, L’économie post-keynésienne, Histoire, théories et politiques, Éditions du Seuil, 2018, p. 335.
3 Elle préconise un salaire de 15 dollars de l’heure, ce qui devient de facto le salaire minimum qui obligera toute entreprise à embaucher au-delà de ce salaire même si aujourd’hui le salaire minimum fédéral est largement en dessous.
4 Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment.
5 David Graeber, Bullshit Jobs, Les Liens qui Libèrent, 2018
6 Un récent sondage Odoxa « Les indépendants subissent de plein fouet la crise sanitaire » (http://www.odoxa.fr/sondage/independants-subissent-de-plein-fouet-crise-sanitaire/) indiquait que le revenu annuel médian des indépendant.es était de 9000 euros par an, soit 750 euros par mois en 2019 (donc avant la crise du Covid).
7 Selon la même étude Odoxa citée précédemment, « les indépendants sont très attachés à leur statut qu’ils ont choisi délibérément (85%) et vivent leur métier comme un épanouissement. »